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Vassilius — Les rivages de cristal [8/10]
Published: 2017-03-29 13:20:49 +0000 UTC; Views: 107; Favourites: 0; Downloads: 0
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Description Avec le recul, je ne saurais plus dire aujourd’hui si la décision de Mathilde relevait de la folie ou de l’acte de foi.

Alexei Rogov (Propos recueillis par Abigail Rudiger)


Sur le chemin du retour, Mathilde avançait loin devant. Les poings toujours crispés sur les rênes, elle ne faisait même pas mine d’attendre les convives qui, derrière elle, avançaient d’un train nonchalant.
Un bruit de galop retentit. Louise venait se ranger à son côté. Mathilde eut un petit mouvement d’irritation, elle ne se sentait pas d’humeur à être remise en question, mais Louise ne dit rien, et se contenta de chevaucher à côté de sa maîtresse en regardant le paysage tout autour. Alors le chevalier de Quatremaille sentit doucement sa colère s’estomper.
- Avez-vous le pistolet, sur vous ?
- Non madame. Je ne l’ai pas sorti depuis...
Pour les dix-sept ans de Louise, Mathilde lui avait offert une arme moderne, tout juste conçue dans la capitale. C’est avec cette arme que la suivante, toute frêle et fragile qu’elle fut, avait sauvé sa maîtresse d’un adversaire trop puissant pour elle. Et, sans qu’elles en comprennent encore tous les rouages, cet évènement avait profondément bouleversé les deux femmes. Mathilde soupira.
- Depuis la bataille de la Porte du Berger, tout le monde me considère comme une héroïne, une guerrière émérite, où je ne sais quoi. La vérité, c’est que les soldats que j’avais en face de moi n’étaient pas très différents de vous, Louise. Ils étaient jeunes, terrorisés à l’idée même de tenir une arme. Ils tiraient les yeux fermés, souvent trop haut pour toucher qui que ce soit. Lorsque nous sommes arrivés au contact, mes soldats et moi, la déroute a été presque instantanée. Si je n’avais pas poursuivi ma charge… peut-être ne m’aurait on pas ramené sur une civière, le visage dans cet état.
Mathilde jeta un oeil en arrière, sur le sanglier, que les gardes tenaient suspendu à deux lances.
- Je suis comme cet animal, Louise. Je suis allée m’embrocher toute seule sur un adversaire effrayé.
Elle marqua un temps.
- Et puis il y a eu votre anniversaire. Cette fois-là, j’ai été dépassé. Cet homme, sa technique, son habileté étaient… incroyables. Sachez-le, je n’ai jamais eu à rougir pendant mes classes, même à Vinterhem, mais ce Menoch… il jouait avec moi. Il ne m’a pas laissé, ne serait-ce que l’occasion de le toucher. Et pire, il était désarmé, et moi pas !
Mathilde chercha le regard de Louise.
- Mais en un battement de paupières… vous l’avez tué. Vous m’avez sauvé la vie.
Des larmes montèrent doucement dans les grands yeux noirs de la jeune femme. Elle ranga une mêche de cheveux derrière son oreille et détourna la tête. Mathilde regarda le ciel.
- J’y ai beaucoup réflechi depuis. Il y a un lien, entre la bataille de la Porte du Berger, la mort de Menoch et… cette mascarade qui se joue aujourd’hui. Le lien, c’est que le monde change, la technologie moderne donne un pouvoir à des gens qui n’en avaient pas auparavant. Pour devenir chevalier, j’ai fait mes classes pendant plusieurs années, en Weilanie, puis à Vinterhem. Avant même de toucher une épée, j’ai assisté à des procès, à des exécutions. J’ai appris le poids des responsabilités que j’allais devoir porter. Lors de vos dix-sept ans… vous avez tiré. Avant même d’y avoir réfléchi, vous avez tué un homme. Et ne vous trompez pas, je vous en serai éternellement reconnaissante Louise. Mais vous n’étiez pas prête. Les soldats de la Porte du Berger étaient comme vous. Humains. Ils souhaitaient bien faire, croyaient façonner un meilleur avenir pour ceux qu’ils aimaient. Et ils n’étaient pas prêts.
Louise dévisageait maintenant Mathilde.
- Cette technologie donne aux humains le pouvoir d’agir, au delà de leurs savoirs-faire, plus vite que leurs consciences, mais elle ne les dispense pas des doutes et des remords. Alors que reste-t-il ? Des gens dévastés, et...
Mathilde regarda par dessus son épaule, la troupe qui bavardait joyeusement.
- Les cyniques, les psychopathes, capables de contempler sans s’émouvoir les conséquences de leurs actions.
- Vous parlez de la poudre noire, madame ?
- Non, la violence guerrière n’est qu’un aspect, mais ce que je dis est vrai pour l’imprimerie, pour la monnaie, la médecine, pour les outils de la loi et de la justice. Comprenez-moi, je ne remets pas en cause le progrès scientifique, mais les gens de bien, les gens comme vous, devront faire leur place dans un monde où ces outils seront à la portée de ceux qui seront prêts à les employer.
- Les gens comme nous.
Mathilde eut un petit rire amer.
- Il n’y a pas de gens comme nous. Nous ne sommes pas de la même espèce, Louise. Quand aux gens comme moi… j’ai fait voeu de protéger les faibles, les démunis, et regardez où nous en sommes !
Elle baissa les yeux.
- Les gens comme moi ont échoué.
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Comments: 1

ValkAngie [2017-03-31 12:09:41 +0000 UTC]

La remise en question de Mathilde est très touchante. Et le personnage de Louise est très juste (au sens "écris avec justesse") dans cette scène.
Je dirais que sur les 8, c'est peut-être mon "chapitre"/moment préféré. 

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